Une aventure de Gargantua Légendes Quercynoises,

, par Claude Vertut

Une aventure de Gargantua
Légendes Quercynoises, Tante Basiline

Il n’est rien de plus étrange que de vouloir tout expliquer, de prétendre tout savoir. Un homme n’est qu’un homme, il doit sûrement ignorer beaucoup de choses. Parfois même il vaut mieux n’être pas trop bien renseigné ; témoin ce pillarot de Latouille qui voulut absolument connaître l’heure de sa mort. Un sorcier lui prédit qu’il mourrait, sans manquer, quand son âne viendrait à braire en montant une côte. La chose ne tarda guère, et l’âne n’eut pas plus tôt ouvert la bouche, que l’homme se laissa choir au bord du chemin et se tint pour mort. Cependant, un voleur survint qui emmena l’âne et le charreton. « Ah, canaille, gémissait le pillarot, si je n’étais pas mort ! Tu verrais ! »
On ne put jamais lui faire entendre qu’il était encore en vie. Le sorcier fut très fier de l’aventure, disant que si l’autre n’était pas mort, il n’en valait guère mieux, et que désormais les gens de Latouille et d’ailleurs seraient plus sages...
Ce sorcier-là avait du sens.
Aussi de chercher à savoir d’où venait Gargantua et quelle affaire l’amenait en Quercy, je me garderai bien. Une chose m’a toujours suffi, c’est qu’il y vint ; nos grands-parents, qui nous l’ont dit le savaient bien. A Gramat et à Bétaille, on vous en donnerait la preuve : mais ce qui lui arriva, en buvant à la Dordogne, est moins connu.
# LÉGENDES QUBRCINOISBS
 
Le bon grand géant avait la bouche sèche, et depuis longtemps il n’avait pas rencontré de tasse assez grande pour y boire à sa soif. Aussi, quand il vit les Ajustants et la belle nappe bleue que font à leur rencontre la Cère et la Dordogne, il en eut le cœur tout réjoui. Il posa son bonnet sur la tour carrée de Castelnau pour ne pas mouiller les plumes, puis il se planta solidement, un pied en haut du bois d’Auriaste l’autre sur le Pé Vérier ; et la main droite sur son bâton (un grand peuplier), il se disposa à boire. C’était sur les quatre heures, il avait le soleil dans les yeux et ne voyait pas très bien la grande plaine au-dessous de lui.
Elle était pourtant bien belle, ce soir d’avril, avec sa ceinture de coteaux où déjà poussaient les pampres sous les crêtes de rochers gris ou rouges, et les « ralcés » voilés de la verdure légère du printemps. En bas, elle était toute verte avec ses grands blés ondoyants et ses prairies où l’herbe était haute. Et les haies de cognassiers et d’aubépine, les arbres épanouis mettaient là-dessus leurs fleurs roses et blanches et leurs parfums.
Mais Gargantua voyait seulement sous lui la « pâle » de Bernadou étincelant au soleil et qui achevait de l’aveugler. Il ne remarqua pas sur la berge des laveuses qui finissaient de tordre leur linge, ni sur la rivière, une file de bateaux qui descendaient vers le Pays-Bas. Tout joyeux il courba la tête et but à longs traits. Les bateliers et les laveuses manquèrent mourir de peur en le voyant et surtout en l’entendant tousser. Quand le bon Dieu tonne, il ne fait pas plus de bruit ; et Gargantua toussait que la terre en tremblait. « J’aurai, je pense, dit-il enfin, avalé quelqu’un de ces moucherons », et il montrait les bateaux sur la rivière.
Je ne sais pas si je l’ai dit, la Dordogne était « marchande ». Elle coulait à plein Ut et, depuis le matin passaient les grands bateaux qui portaient jusqu’à Libourne leurs chargements de merrain, de carrassonne
et même de buissons pour entretenir les haies des vignobles. Ils allaient doucement sur les belles eaux claires ; la grande rame qui leur sert de gouvernail se balançait en cadence ; les hommes chantaient, échangeaient de joyeux propos avec les lessiveuses aux lavoirs et vidaient force gourdes. Eux qui passaient souvent savaient les meilleures auberges ; le vin des Rocs et de Timbergue, que vendait Fourçou du Suc, les menait jusqu’à Carennac. Et là, ils faisaient un repas comme Fénelon, dans sa belle abbaye, n’en fit jamais de meilleur.
Mais ce soir-là, en arrivant à Carennac, les pauvres diables étaient transit de peur, et le court-bouillon de barbeau, ni le brochet aux fines herbes, ni même le vin blanc ne purent les remettre en galté.
Des cinq bateaux partis à midi du Daumaret, ils n’étaient plus que quatre. Gargantua en avait avalé un avec son chargement de buissons, et deux braves garçons dont on n’entendit plus parler jamais.
Pour lui, il ne s’en doutait pas et continuait tranquillement son voyage.
Mais, quand il revint au mois d’août, il était tout changé. Il avait depuis le printemps des douleurs d’estomac horribles. On lui avait conseillé les eaux purgatives, il avait essayé de toutes. Il avait tari plusieurs fois par jour la Font du Raïcé de Puybrun, celles de Busqueilles, de Miers et d’Asturgou et toutes les autres à la ronde, rien n’y avait fait. Il lui semblait, disait-il, que dans son estomac il avait quelque chose qui, de là, pénétrait dans ses entrailles, le suçait, le rongeait..., de l’entendre on avait la chair de poule.
Enfin, trois médecins courageux résolurent de savoir au juste qu’est-ce qui le faisait tant souffrir. Ils montèrent à cheval, prirent chacun une bonne lanterne, et, ni plus ni moins, ils descendirent dans l’estomac de Gargantua. Or, savez-vous ce qu’ils y trouvèrent ? Une forêt ! Une véritable forêt de buissons blancs, qui
avaient pris racine là, sitôt avalés ; et trouvant la terre bonne, ils étaient déjà comme des arbres.
Les médecins ne perdirent pas la tête. Ils ressortirent vite, mais pour aller chercher des bûcherons et des charrettes. On coupa, on tailla, on scia tous ces buissons, et il paraît qu’on en sortit tant et tant de charretées, que si je voulais vous en dire le nombre, vous ne me croiriez pas.
Et ce n’est pas fini ; il fallut encore arracher les troncs, extirper les racines et ce ne fut pas une petite affaire. Ce que Gargantua souffrit n’est pas croyable. Aussi fit-il le serment de ne plus boire d’eau de sa vie. Les trois médecins lui ayant recommandé les vins de Glanes et de Cahors, il paraît qu’il fut vite guéri.
Et depuis l’on dit chez nous qu’il n’est pas prudent de boire aux rivières, on ne sait pas ce qu’on peut avaler ; tandis que le jus de raisin n’a pas son pareil pour la santé.
Ainsi parlaient les anciens, qui m’ont conté cette très véridique histoire, en gardant les bœufs dans les prés.