La Messe de Minuit racontée par Tante Basiline

, par Claude Vertut

La Messe de Minuit.

Sur les hauts plateaux de nos grands causses, l’on y voit encore de très vieilles églises solitaires, d’aucunes toutes revêtues de lierre, entourées d’un cimetière aux tombes moussues. Certaines sont comme perdues dans les bois ; la plupart bâties en haut d’une éminence d’où la vue s’étend jusqu’aux collines bleues qui boment l’horizon. Souvent, le presbytère lui-même est assez éloigné. Pourquoi ? Qui saurait le dire ? Tant d’événements, tant de causes peuvent avoir changé le pays lui-même. Une abbaye a vu ses moines dispersés par des hommes d’armes ; une source tarie a fait fuir les villages vers les << conques ›› humides. Tout ce passé se perd dans la nuit. Et depuis longtemps, seule à la croisée des chemins, l’église semble encore veiller sur toute la paroisse, appelant les vivants, priant pour les morts, accueillante, austère, mystérieuse. Aussi, que de choses les fidèles y ont vues ! Un chasseur d’Issendo1us, attardé jusqu’à minuit, n’avait-il pas, dans une de ces chapelles en ruines, servi la messe à l’ombre d’un prêtre mort depuis cent ans ? Et la vieille religieuse qui me conta ce qui suit quand j’étais fort jeune, était très convaincue, Elle le tenait de sa tante, à qui la Mariannou l’avait conté. Depuis la veille, il neigeait, et jamais, en Quercy, il n’était, de mémoire d’homme, tombé pareille couche.
Cependant, à dix heures, le curé de Lalinier entra dans l’église, et comme le sonneur était malade, il sonna lui- même le très long carillon de Noël. Le vieux prêtre était tout essoufflé quand il eut fini. « Cayrol a eu plus de peine que je ne pensais ››, murmura-t-il ; « par œ froid, il est venu douze soirs, à cette heure, sonner Noël ! Pauvre vieux, je ne suis pas étonné qu’il soit au lit. ›› Puis il alla à la sacristie, tira de l’armoire ses ornements, et, enfin, retourna sous le porche, et sonna le premier coup de la messe. Il songea alors que Pierrounel, le chantre, et Paulin, l’enfant de chœur, devraient bien être arrivés. Il ouvrit la porte et regarda s’il ne les verrait pas venir. La campagne était blanche, le ciel noir et bas ; une certaine clarté permettait de voir assez loin, mais elle venait de la terre, et la nuit tombait du ciel. Le cœur du vieux curé se serra : Quelle sombre nuit de Noël ! Et son église isolée lui sembla perdue quelque part dans un désert.
Mais il chassa vite cette impression d’angoisse, et pensa aux nombreux falots qui, tout à l’heure, allaient briller de tous côtés, quand ses paroissiens viendraient à la messe, au bruit joyeux des sabots chargés de neige qu’on taperait à la marche du porche. Ils étaient un peu en retard, ses paroissiens, mais la neige était si haute et le temps si froid ! Et justement, tout là-bas, une petite lueur ne vacillait-elle pas ? Pour donner du courage aux arrivants et presser les retardataires, il allait tout de suite sonner le second. L’antique petite cloche, au timbre clair, prit, sans doute par la maladresse du sonneur, une voix tremblante et cassée qui semblait s’arrêter à deux pas de l’église, étouffée dans le grand silence de la neige. Et tous les efforts du prêtre ne purent la mettre en branle joyeusement, comme il convient à la nuit de Noël. Deux petits coups de sabot le firent se retoumer ; la Mariannou était sur le seuil, avec sa grande mante, sa « calèche » noire sur la tête et sa petite lanteme à la main.
C’était une pieuse fille, un peu couturière, un peu régente, qui cousait en gardant les enfants de son hameau, et leur apprenait à épeler dans son livre de messe. Elle était en grand deuil de sa sœur morte aux vendanges. Cette mort avait redoublé sa piété, s’il était possible, car toutes deux étaient de saintes filles. La nuit de Noël, elles arrivaient les premières à leur église, et entendaient dévotement les deux messes consécutives ; puis rallumaient leur lanteme, et par des chemins affreux, elles allaient à Omiac où on disait la messe de l’aurore ; et elles étaient rentrées chez elles assez tôt pour retoumer à la grand-messe de leur paroisse. Avec cette dévotion, elle étaient vaillantes, point gourmandes, point jalouses, peu médisantes, et bavardes, tout juste ce qu’il faut pour ne pas s’ennuyer. C’étaient vraiment de saintes filles.
Dès que la Mariannou eut dit un Pater et un Ave, elle se mit en devoir de ranger les chaises dans l’église, où tout était un peu en désordre. Le curé lui expliqua que Cayrol était très malade et que la servante du presbytère, la Catissette, avait passé tout le jour à le soigner ; elle y était encore. Aussi c’était lui-même qui avait paré l’autel de son mieux. La Mariannou se récria : « Si elle avait su ! M. le curé aurait dû la ”mander" ; elle serait venue avec tant de plaisir. ›› Comme il n’était qu’onze heures, elle s’activa, rattachant les plis du devant d’autel, replaçant les chandeliers, redressant les bouquets dorés mal assujettis par le curé. Puis tous deux finirent d’aligner les chaises ; et, les cierges allumés, l’église eut son air des jours de fête.
Mais elle était encore vide. Le curé se dit qu’il avait sonné le second trop tôt, que tout le monde l’avait confondu avec le premier ; et bonnement, il le resonna. La voix de la petite cloche était encore plus éteinte que tout à l’heure , et la campagne toujours déserte et silencieuse.
Onze heures et demie ! et Pierrounel n’arrivait pas, n1 Paulin. Personne ! Encore cinq minutes, puis dix. Il fallait pourtant dire la messe. La Mariannou sentait son estomac se serrer. Etait-il, Jésus, possible que de 1 tant de chrétiens pas un ne vînt à la messe de minuit ! Î << Mariannou, dit enfin le curé, vous saurez bien me * servir la messe ? - J’essaierai, répondit la vieille fille en frissonnant. ›› Le curé passa dans la sacristie ; la Mariannou ôta sa mante et alla sonner les trois coups : ils tintèrent à peine ; le curé rentra dans le chœur revêtu de ses ornements. Quand il vit son église vide, une grande indignation le saisit : « 0 mon Dieu, s’écria- t-il, si les vivants ne veulent pas assister à la messe de minuit, permettez aux trépassés de venir l’entendre ! » ! A peine avait-il fini que la porte s’ouvrait toute  grande, puis se refermait ; et c’était un bruit confus, à peine perceptible, de voix basses, lointaines, voilées, qui récitaient des prières. La Mariannou sentait ses cheveux se dresser sous sa calèche ; le curé lui-même tremblait un peu ! et à chaque réponse de la vieille fille A . qu’elle avait bien de la peine à déchiffrer dans le ’ livre, le même murmure se faisait entendre, comme d’une foule qui aurait suivi à voix contenue l’ordinaire de la messe. Enfin, au Credo, la Mariannou prit courage, et osa regarder dans la nef. Elle ne sut jamais dire ce qu’elle avait vu, ni si elle avait vu quelque chose. Et pourtant, si, ils étaient bien là, tous les morts de la parole à , tous ceux qu’elle avait connus depuis son enfance, et la demoiselle du château dans sa robe blanche, et le vieux pâtre du Triadou avec encore son chaïlé et son grand chapeau qui n’avait d’aile que d’un côté. Ils etaient là, elle les voyait, et pourtant elle voyait les rangs des chaises bien alignés, comme elle les avait mis avant la messe. Son cœur battait de grands coups dans sa poitrine et jamais elle n’osa tourner la tête vers le coin où se mettaient jadis son père, sa mère et sa sœur, car elle se sentait près de défaillir.
Au Sanctus, elle essaya de se lever pour aller sonner l’élévation, mais ses genoux étaient comme de laine et ses jambes lui refusaient tout service. D’ailleurs la cloche sonnait déjà : si c’était toute seule, personne ne peut le dire, mais jamais elle n’avait sonné comme cela depuis la mort de défunt Cayrol, le père de celui qui était malade ; et la Mariannou croyait bien avoir aperçu le vieux, là-bas, avec ses cheveux blancs tressés à la vieille mode, mais elle n’avait plus la force de rien voir. Sa voix faiblissait tant, qu’à l’Ite missa est, elle ne trouva rien à répondre. Mais de partout, dans l’église, les voix s’affirmèrent : « Deo gratias, alleluia ! alleluia ! ››
Et quand le dernier evangile fut dit, et les trois Ave Maria récités, de nouveau la porte s’ouvrit puis se referma. Alors le curé et la Mariannou sentirent bien que maintenant ils étaient seuls, et qu’auparavant l’église était pleine. Et ce fut avec un soulagement très réel que l’un et l’autre récitèrent leur part des prières de la deuxième messe.
Lorsque les paroissiens arrivèrent pour la grand- messe, Pierrounel et Paulin fort en avance cette fois, le curé ne leur fit pas de reproches : il leur raconta simplement ce qui était arrivé. Et depuis, disait ma vieille religieuse, le mauvais temps ne les a plus arrêtés d’aller à la messe la nuit de Noël, puisqu’ils pensent l’entendre en la compagnie de leurs défunts.

Extrait de Contes et Légendes Quercynoises racontées par Tante Basiline

Photo : chapelle Notre Dame de Verdalle