A la veillée... Autrefois par Tante Basiline

, par Claude Vertut

A la veillée... aufrefois
Raconté par Tante Basiline

« Regrettez-vous le temps où l’homme, sur la terre,
Vivait et respirait dans un peuple de dieux ? »

Qui donc, de notre génération, en remontant aux jours lointains de son enfance, ne regrette, en souriant, les vieilles superstitions ? Si beaucoup étaient effrayantes, il y en avait aussi qui faisaient vivre nos pères "dans un peuple de dieux". Si Satan courait librement le monde d’un angélus à l’autre, Notre-Dame était plus puissante que lui et les bons saints ne manquaient pas qui venaient en aide aux chrétiens dans tous leurs besoins. Même sainte Rondine ne les aidait-elle pas à redresser les mauvais caractères chez leurs enfants ? Et le proverbe courant disait : « Le bon Dieu a toujours vaincu le diable. » C’était surtout pendant les longues veillées d’hiver qu’un monde mystérieux semblait naître des ténèbres et mettre les vivants en relation avec tout l’inconnu qui nous entoure. Quand la porte s’ouvrait sur la nuit noire, les enfants frissonnaient un peu. N’allaient-ils pas entendre le galop enragé de la Chasse volante que Laparthe avait presque vue ? Et le loup-garou de Génulphe, qu’il connaissait bien, et qui, même mort, quand on l’eût tué d’une balle bénite, ne reprit pas face humaine, et garda son apparence horrible de grand chien ? Au fait, était-il bien mort ? On tremblait avec volupté, sachant qu’au jour on n’aurait plus peur.

Certes, la lumière électrique est supérieure à la flamme vacillante du calel d’alors ; mais dans les ombres mouvantes, au fond des grandes cuisines, ne croyait-on pas voir passer l’oie blanche du temps jadis, ou le Drac qui avait si bien tourmenté Jeantou de Marc ?

Cette oie blanche, dont le souvenir est presque effacé, fut pourtant l’amie de nos très lointains aïeux ; tout doucement, elle venait prendre les âmes pour les porter au ciel. Auparavant c’était la mort elle-même, comme on la voit encore peinte à Roc-Amadour, qui venait se placer au chevet des chrétiens, quand ils allaient rendre l’esprit. Tous les os de son squelette décharné faisaient Cric ! Croc ! quand elle emportait les défunts aux pointes de sa fourche, tant, que les cheveux se dressaient sur la tête de chacun. On avait si grand-peur de la mort, qu’on ne songeait même plus à bien vivre. Saint Pierre finit par prendre en pitié ces malheureux Quercynois, dont aucun, en arrivant à sa porte, ne savait même plus si « l’âme était sienne ».

Il en parla à Saint Amadour qui alla s’agenouiller devant le Père Eternel et lui conta la misère du Quercy. Et comme le Seigneur veut que le pêcheur vive avec assez de joie pour désirer gagner le ciel, il remplaça la vision affreuse par une oie blanche. Douce, silencieuse, elle glissait par les chemins, entrait même dans les maisons, sans effrayer personne. Et les gens, osant regarder la mort en face, reprirent le goût de la vie.

On conte pourtant que divers Théminettes, un vieux et une vieille se sentirent si vieux qu’ils songèrent à partir en règle avec la terre et le ciel. Puis ils attendirent doucement la mort, chacun assurant l’autre qu’il voudrait bien mourir le premier. Tout à coup, dans le silence de la grande chambre, ils entendirent un pas léger : l’oie s’avançait vers eux, paisible et lente. Alors... Hélas ! alors la femme dit à demi-voix :

« Béjé bé lou liet de l’hommé ? » (tu vois le lit de l’homme ?)

tandis que l’homme murmurait :

« Boto, Boto, blanqu’o oucoto Baï-t’en ol Ziet de la fermoto ›› (Va, va, blanche oisone va-t’en au lit de la femmotte !)

Pauvres vieux, ils s’étaient si longtemps aimés ! Quelle pitié ! sans doute ils eurent tout de suite honte de leur mauvaise pensée, car la mort miséricordieuse prit leurs deux âmes en même temps, et les emporta dans l’autre monde. Depuis quand ne voit-on plus l’oie blanche ? Qui le sait ? Mais Jeantou de Marc était bien vivant du temps de mon grand-père, et il avait vu le Drac, clair comme vous me voyez, plus clair même ; et il l’avait porté. Oui ! Jeantou était alors tout jeune. Il pensait à se marier et allait voir une fille de Fiali qui ne plaisait pas à sa mère, mais le garçon y tenait tant que la Taton le laissait libre. Cette Mésanie se croyait plus qu’une reine, et, se sachant belle fille et qui aurait Cent pistoles de légitime, elle tenait la dragée haute à tous les amoureux, leur donnant congé pour un oui, pour un non, toujours prête à griller la savate (vieille coutume : on brûlait un vieux soulier pour donner congé à un amoureux évincé). Donc ce soir, où la lune était de « gaillard ››, Jeantou était allé à la pêche. Il devait monter à Fiali ; on l’attendait, et il aurait voulu y porter un plat de poisson, mais il n’avait rien pris. Il retournait chez lui fort contrarié, quand, dans l’herbe du chemin, il vit un agneau blanc, petit, petit, et qui se plaignait tout bas. « Pauvre bestiole, dit Jeantou, comment es-tu venu là ? Quelque « mène ›› de brebis aura passé, et t’aura laissé ? ›› Alors il le prit pour le porter dans ses bras à sa mère qui le soignerait. L’agneau lui parut alors beaucoup plus grand qu’il n’avait pensé ; aussi le mit-il sur ses épaules, et il le trouva très lourd. En montant le "ranquet" des Combes, il peinait et soufflait comme s’il eût porté de la terre et non pas un agneau. Même il vit que les pattes s’étaient allongées et se croisaient maintenant sur sa poitrine. Comme il arrivait au bout du raidillon, pouf ! une secousse vous l’assied par terre, et un beau mouton saute devant lui et lui dit : « Je te remercie, Jeantou, de m’avoir si bien porté.› Et avec un grand éclat de rire, le mouton sauta dans la Dordogne. Et il allait sur l’eau comme s’il avait glissé, riant toujours. Jeantou l’entendait encore rire dans les Borgnes de Puybrun, quand il se releva tout étourdi.

Arrivé chez lui, il raconta tout cela à sa mère. « Ecoute, Jeantou, fit-elle, ne va pas à Fiali ce soir. La lune est de gaillard, c’est la fête du Drac. C’est lui l’agneau changé en mouton. Dieu sait quels autres tours il peut te jouer ; reste ici. ›› Mais Jeantou avait promis au père de la Mésanie de venir ce soir même. La Taton se rendit. « Sois bien attentif, dit-elle, à tout ce que je vais te dire. En passant sous le cimetière, dis un De profundis pour ton père, le pauvre défunt te gardera ; si tu vois des eshantis (feux follets), fais comme je t’ai enseigné. Touène avait, de sa fenêtre, sifflé à un eshanti, comme pour rire. L’eshanti courut sur lui du fond des Borgnes. Touène n’eut que le temps de fermer l’abavent ; et j’ai vu de mes yeux la main toute noire de l’eshanti imprimée dans le bois : fais donc bien ce qui se doit. Ensuite, quoi que tu rencontres, vas-y tout droit, et ne regarde jamais derrière toi. La lune est déjà haute, va, pauvre drollé, et que le bon Dieu ait miséricorde pour nous. » Jeantou donc s’en allait le cœur gai, bien qu’il n’eût pas de poisson, et ne pensait plus à son agneau. Sous le cimetière, il dit son De profundis et pressa le pas.
Quand il fut sous les arbres de la carrière, il vit, venant vers lui, deux pauvres eshantis qui se querellaient : "Voici, mon parrain ! - Non, c’est le mien ! " Jeantou ôta son bonnet, se signa et dit : "Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, Pierre et Jean, je vous baptise. " Aussitôt les petites flammes montèrent dans les arbres et deux petites voix crièrent : "Merci, parrain, merci". Content d’avoir ouvert le paradis à ces âmes innocentes, Jeantou arriva à Fond de Cère où sa navette était attachée. Il s’étonna de la trouver à fond, mais il la vida vivement et s’embarqua. La pleine lune brillait comme le soleil et les Ajustants miroitaient, étincelants. Mais le bateau n’était pas au milieu de l’eau qu’un brouillard se leva, épais à ne pas voir son poing devant ses yeux. Jeantou connaissait Ô bien la grande nappe d’eau que forment, à leur rencontre, la Cère et la Dordogne ; il sut éviter les tourbillons du milieu où plus d’un habile passeur s’est noyé. Il allait donc bravement, mais n’arrivait pas « à rive », et ramait depuis longtemps. Enfin, il entendit ! l’eau courir sur des cailloux, le bateau toucha. Il trouva un buisson pour l’attacher, et grimpa sur la berge et tout à coup, plus de brouillard. Il vit devant lui les pentes abruptes du Causse. « Tout ça est drôle, se dit-il. Je ne sais pas si j’ai passé Gintrac. Mais tant pis ! Je trouverai bien quelque raccourci pour monter sur le Causse, et de là, j’arriverai vite à Fiali. ››

Ah ! pauvre Jeantou ! Il en fit, du chemin, avant d’arriver à Fiali. Il prit, en effet, le premier sentier qu’il trouva ; il monta, tourna, sauta des murailles, traversa des barthes et des glèbes sans rencontrer un village, une maison. Il se demandait s’il lui faudrait, par hasard, marcher toute sa vie comme le Juif errant, quand il aperçut, encore très loin, une petite lueur. Le voilà content ! Bientôt, il se trouva dans un chemin qu’il reconnut pour le chemin du Mas des Vignes où il venait moissonner tous les ans. Puisqu’on veillait encore il prendrait un petit air de feu avant de retourner sur ses pas pour revenir vers Miers qu’il avait laissé derrière lui. Il avançait donc vers la lumière, quand il se sentit froid par tous les os. En travers du chemin, à vingt pas devant lui, il y avait un grand cercueil garni de son suaire, avec une multitude de petites chandelles dont la flamme tremblotait au vent. Jeantou, cette fois, eut une fière peur, et son premier mouvement fut de prendre ses jambes à son cou et de se sauver. Mais il se rappela le conseil de sa mère et continua d’avancer lentement, lentement. Mais, si lentement que ce fût, il approchait toujours un peu plus du cercueil. Ses cheveux levaient son bonnet de laine à deux doigts au-dessus de sa tête, et ses dents ne voulaient pas se tenir serrées dans sa bouche. Que faire ? Comment passer ? Le cercueil tenait tout le chemin si étroit entre les deux Coucudiers. Soudain l une voix caverneuse lui dit : " Si tu ne passes pas, gare à toi ! Si tu ne me laisses pas comme je suis, prends garde à moi›› A ce bizarre langage, peut-être un autre aurait eu encore plus de frayeur ; Jeantou, au contraire, sentit la sienne s’évanouir, et son naturel joyeux reprenant le dessus : " Mon pauvre vieux, dit-il, je vais faire tout mon possible pour te contenter. ›› Et, soulevant doucement un bout du cercueil, il le détourna juste ce qu’il fallait pour passer, et le remit ensuite bien en place. Alors la voix reprit : « Tu as bien fait, Jeantou de me toucher si peu ! » Jeantou se garda bien de tourner la tête. Il n’avait pas fait deux pas que Poutouploum il entendit un bruit comme si les Coucudiers s’étaient brisés en Cent mille morceaux. Puis tout fut sombre autour de lui, à ne pas chercher la brebis noire. Mais maintenant, il savait où il était : il contourna le Pé pour ne pas repasser où il avait trouvé ce que je vous ai dit, et à grandes enjambées, il prit le chemin de Fiali, croyant bien ne plus s’égarer, en quoi il se trompait encore. Il arriva sans encombre à Gaule, descendit le bois de Padirac, et pour aller plus vite, il prit par les glèbes. Il est vrai qu’il était bien las, et c’était un soulagement, de marcher sur l’herbe rase, plus douce qu’un tapis. La lune s’était voilée mais il ne faisait pas noir tout de même ; il voyait se conduire. Or, plus il allait, plus il était inquiet. Ils étaient, bien sûr, tous au lit à cette heure. Et peut-être même en entrant, si l’on ouvrait la porte, sentirait-il le cuir roussi qui lui dirait de porter ses vœux ailleurs. Enfin, il voulait y aller tout de même, pour savoir, et dire ses raisons.

Et voilà que, sur la glèbe, il aperçoit quelque chose de blanc. Il se baisse ; c’était un mouchoir de tête, un beau mouchoir de fine soie, à ce que Jeantou crut comprendre, car il n’avait pu que le toucher du bout des doigts. Un petit ventouril de rien du tout vous l’avait porté dix ans plus loin. Jeantou y courut. Un beau mouchoir comme ça ! Baïnès ! Il y avait de quoi faire la paix avec la Mésanie. Mais le même petit vent enleva de nouveau le mouchoir quand il allait le saisir. Cela recommença bien dix fois, Jeantou courait après le mouchoir ; le mouchoir s’envolait toujours plus loin.

La dernière fois que Jeantou se courba pour ramasser ce mouchoir, un air humide lui monta à la figure, en même temps qu’une vive clarté le faisait se reculer involontairement et lui montrait... il en tremblait encore cinquante ans après, le puits de Padirac, droit sous lui s’il avait fait un pas de plus.

Mais dans la vive lumière qui éclairait toute la glèbe, il vit, en levant les yeux, deux beaux petits enfants, blancs comme neige et brillants comme des étoiles qui lui dirent : « Merci, parrain ! Saint Pierre nous ouvre les portes du Paradis, et nous sommes passés ici pour te garder du Drac. ›› Jeantou ôta son bonnet et suivit du regard ses filleuls qui montaient au ciel. Alors un coq chanta et la cloche de Padirac sonna l’Angélus. Bien tranquille, maintenant, Jeantou arriva à Fiali à la fine pointe du jour. La Mésanie balayait le devant de la porte. Sans vouloir rien entendre, elle lui montra une savate racornie qu’elle avait mise au feu la veille au soir, ne le voyant pas arriver. Il n’était pas besoin d’explications. Jeantou revint chez lui, moitié fâché, moitié content. Cette Mésanie ! Elle ne ferait pas une femme commode ! Et, pour tout dire, sa nuit l’avait dégoûté d’aller veiller sur le Causse. Aussi, l’année d’après, il se maria avec sa voisine, la Sounil. Mais il faisait beau le voir et l’entendre quand il racontait ses aventures avec le Drac.

Extrait de Contes et Légendes Quercynoises
Racontées par Tante Basiline.
Photo : patrimoines.midipyrennees.fr

Claude VERTUT