La légende du gouffre de L’Antouy

, par Claude Vertut

La légende du gouffre de l’Antouy

La frontière nord-ouest du département de l’Aveyron se brise selon un angle droit formé par la rencontre du Lot et d’un petit cours d’eau nommé l’Antouy. Le ruisselet, à trois quarts de lieue de son embouchure, sort d’un gouffre aux eaux d’un vert bleuâtre dont le niveau, à peu près en tout temps, atteint le ras du sol. Sur le versant du causse s’échelonnent de rares chênes tordus, brûlés et rabougris, quelques pans de murailles écroulées et les débris de deux ou trois tours subsistent au bord même du gouffre.
Là existait en l’an 1122, au temps de Louis le Jeune — la contrée était alors, dit-on, fertile —, un monastère appartenant aux Bénédictins de l’ordre de Cluny. Une légende se rattache au souvenir de ce monastère. Nous avons réussi à en retrouver la donnée. Par malheur, le récit même dans sa forme orale émanée du sentiment populaire, la poésie en prose, qui, si l’on en juge par analogie, était formulée, cadencée, parfois assonancée comme le vers, qui, affectant des tournures naïvement recherchés, répétait d’âge en âge des expressions, des mouvements dont l’effet assuré d’avance était si bien attendu de l’auditeur que le conteur n’eût osé les omettre, ce texte traditionnel a disparu, du moins pour nous qui n’avons recueilli qu’une analyse froide et sommaire.

Gouffre de Lantouy (ou l’Antouy)
Voici ce résumé dans son aridité nue et nette. Faute d’éléments exacts, un essai de restitution ne serait qu’un pastiche en égale dissonance et avec l’archaïsme et avec le renouveau. La légende suppose que le gouffre de l’Antouy n’existe que depuis l’effondrement du monastère dont le dernier prieur fut Mathieu de Montvalla.
Ce clerc impie avait une nièce, Louise de Montvalla, devenue châtelaine de Solvagnac par la mort de son père, et fiancée au sire Guy, baron de Cajarc. Le prieur, non par zèle pieux mais par avarice, exhortait sa nièce à entrer en religion et à léguer ses biens au couvent qu’il gouvernait.
Par une ruse infâme, il réussit à briser l’union des deux fiancés. Un soir que Louise, attardée, était venue lui demander l’hospitalité, il l’abandonna à la lubricité de ses moines. Un enfant naquit que la mère fit élever secrètement, en attendant qu’il fût en âge d’hériter de ses domaines. L’enfant disparut. Après des recherches inutiles, affolée de douleur ne sachant à qui requérir, Louise vint implorer le secours de son oncle.
Ici se place un épisode qui pourrait faire accuser de plagiat lous anciens du Rouergue et du Quercy, s’ils avaient eu jamais la moindre relation avec l’antiquité grecque et la fable de Thyeste :
Mathieu retient sa nièce au repas du soir ; il lui fait servir, préparées de diverses façons, des viandes, dont, dans le trouble où elle se trouve, « il lui est impossible de distinguer la nature ». Lorsqu’elle semble rassasiée, devant elle on place une mannette recouverte d’un voile que le prieur soulève, et, dans les reliefs de son épouvantable festin, elle reconnaît la tète les pieds et les mains de son enfant.
Elle se lève raide muette, glacée, sort du couvent sans que nulle force humaine puisse la retenir, et, seulement lorsqu’elle a franchi le pont qui traverse le ruisselet, recouvre la parole pour lancer une imprécation terrible. « Faites, mon Dieu, dit-elle, que la pierre la plus basse de cette demeure en devienne la pierre la plus élevée ! »
Sa malédiction est entendue. A peine a-t-elle parlé, que lentement sans bruit, dans un calme sinistre, pendant que la terre s’entr’ouvre, les murailles du couvent s’engloutissent pierre à pierre. La place où elles s’élevaient est maintenant marquée par un gouffre dont on n’a jamais pu mesurer la profondeur.
Le lendemain, au bord de l’Antouy, une folle errait en suivant de l’œil le fil de l’eau et en psalmodiant des paroles incompréhensibles sur un rythme étrange et troublant. On ne la revit plus. Mais le prieur continue à errer autour des ruines sous la forme d’un lièvre noir devant lequel les chiens s’enfuient. Tout homme qui le rencontre est certain de mourir dans l’année.
C’est un 24 mai, à minuit, que se fit le terrible miracle. Depuis ce temps, chaque année, à pareille époque et à la même heure, on entend la cloche du monastère, distinctement, la grande cloche de bronze, qui sonne matines au fond du gouffre.
Si pur de tout péché qu’il se sache en sa conscience, nul n’aurait la témérité de s’aventurer, le soleil couché, dans le lieu maudit. En plein jour même, les bergers ont grand soin d’en écarter leurs troupeaux.

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