LES PIERRES DU ROC VALADIÉ.

, par Claude Vertut

LES PIERRES DU ROC VALADIÉ.
Contes et Légendes du Quercy : Jean-Luc Obereiner.

Les paysans de notre région n’entretiennent plus les murettes de pierres sèches. Celles-ci s’écroulent çà et là, disparaissent petit à petit. Cela est très grave et cette histoire ancienne le montre bien.
Voici ce que j’ai appris d’un très vieux paysan quercynois, qui habite au fond du causse du Viamès. C’est une histoire qu’il tenait d’un ancêtre lointain...
A l’âge où il était convenable de s’établir de façon autonome, Félicien prit femme. Puis il demanda au conseil des anciens la possession d’une terre. On lui en octroya une, sauvage, que jamais personne n’avait cultivée. C’était au lieu- dit Roc Valadié, une sorte de plateau désertique qui se terminait en pentes raides plongeant vers des vallées sèches, où ne coulaient que les chants de cigales. Sur un côté toutefois il n’y avait pas de pentes : le plateau finissait abruptement au bord d’une ligne de falaises. Au pied de la falaise, très bas, la Sagne coulait dans un autre univers, verdoyant et inaccessible.
Bien entendu le terrain était d’aspect très désolant : taillis de petits chênes, genévriers, buis, rochers et broussailles diverses. Mais Félicien avait la vie devant lui, une obstination à toute épreuve et une épouse très solide. Il passa deux journées entières à explorer son domaine. Ce ne fut pas une mince aventure. Sa serpette permit seule d’ouvrir des passages dans cette végétation desséchée. Et c’est le soleil qui le guida, faute de tout autre repère. Seulement, que de découvertes !
Félicien fit trois découvertes. Il ne savait pas que les puissances malignes offrent toujours par trois leurs chances dangereuses. Il en éprouva de la joie et de l’inquiétude.
De la joie avec une sorte de source tout à fait minuscule, au creux d’un rocher. Cette source c’était une eau claire, une vasque sous un buis très épais, avec de la mousse, de l’ombre dense. Le filet d’eau qui sortait de la vasque était imperceptible. A sa sortie du massif de buis, le soleil semblait le désespérer, et il se perdait totalement dans une fissure du sol.
Pour l’inquiétude, ce fut une igue. Tout à fait au point le plus haut du plateau. Un trou ovale, net et noir, grand de plusieurs mètres, taillé dans le calcaire qui à cet endroit était dénudé, blanc et parcouru de fissures entrecroisées.
En un geste qu’il ne savait pas être immémorial et sacrilège, Félicien ramassa une pierre et la lança dans le vide. Il y eut un silence très angoissant, un choc soudain, des éclatements, et un fracas d’avalanche dont le bruit se perdit dans d’inimaginables profondeurs.
Félicien s’était éloigné, la tête pleine de doutes. Il avait progressé vers le levant, dans une pente à peine marquée. Là, il lui avait pris l’idée de voir un peu ce qu’il y avait comme terre. Il gratta le sol avec l’extrémité de sa serpette. C’était très pierreux, avec une terre grumeleuse, rouge. Accroupi, Félicien creusait.
Tout à coup, il y eut au fond de l’excavation une pierre étrange. Elle avait, très nettement, la forme d’une petite flèche. La terre était trop sèche pour y adhérer, de sorte que la flèche était nue, nette, avec des rebords ciselés, une pointe acérée. Ce n’était pas du calcaire gris et rassurant mais une matière très dure, translucide.
Félicien était accroupi, avec le soleil sur la nuque et la chaleur tout autour, et il y avait cette pierre devant lui, au fond du trou. Cette pierre n’avait pas la tranquillité géologique des pierres. Cette pierre était un signe. Pour dire quoi ? La pointe était tournée vers l’est. Elle était polie, impeccable, froide, parfaite.
Il était impossible de la toucher. Et pourquoi les cigales, soudain, se taisaient-elles ? Pourquoi le vent léger ne faisait-il plus osciller les branches de chêne ? Il faisait soudain beaucoup plus chaud. Félicien se releva avec difficulté. Il voulait revenir tout de suite vers sa maison.
Les cigales bruissaient de nouveau avec un bel acharnement, et un souffle ténu tempérait la chaleur. Il laissa la pierre au fond du trou.
Félicien ne mangea pas et ne dit rien.
Le lendemain, il fait beau, avec le vent du Nord qui remonte le ciel très haut, vers les bleus intenses. Félicien ne déjeune pas. Il marche vers le Roc Valadié. Son domaine est noyé de lumière. Le vent coule avec un bruit constant. Félicien est seul. Il retrouve l’endroit où il a creusé le trou, la veille. La pierre-flèche est là. Elle brille, elle est froide et elle indique la
direction du soleil levant. Félicien n’ose toujours pas la toucher. Alors il lui vient à l’idée que cette pierre est sûrement maléfique. Il faut qu’elle disparaisse. Quelque chose s’obscurcit, le vent se fait attentif. Félicien prend la pierre, se relève sans perdre une seconde et se dirige vers le gouffre. A grandes enjambées à travers les bois et les chênes. Voici l’orifice, et il est noir, avec une fraîcheur qui monte. La pierre-flèche brille au soleil, très brièvement. Elle brille et c’est une flèche qui suit une trajectoire impeccable. Elle plonge et quitte la lumière. Il y a un bruissement infime. C’est fini.
Le vent reprend sa musique de feuilles rebroussées.
Bon ! Ce terrain est plein de genévriers, de ronces et de buis. Il va falloir défricher tout ça. Et plein de pierres qu’il faudra ramasser, mettre en tas. Après on pourra planter. Voilà des semaines qui passent, des mois. Du temps que Félicien emploie à modeler un nouveau Roc Valadié. Il a laissé une ligne de buissons et d’arbustes le long du sommet de la falaise : il n’aime pas ce vide qui attire et cette vallée riche qui le nargue.
Il a presque tout nettoyé. Il a laissé, vers le haut du terrain, un petit bois de chênes : c’est dans ce bois qu’il y a le gouffre. Il a conservé le bois parce que les chênes lui ont paru assez beaux, et que peut-être ils grandiront jusqu’à faire des arbres à charpente. Il a conservé aussi les arbres et les buis qui entourent la source. Il faut qu’elle reste abritée du soleil. Il a juste creusé une sorte de bassin pour accumuler l’eau : un bassin étroit et profond.
Maintenant il faut enlever les pierres, et Félicien se frotte les mains : il ne peut pas s’en débarrasser en les jetant du haut de la falaise, car il y a des gens, en bas, dans la Sagne, qui trouveraient à redire, et après tout ils sont chez eux, mais il y a le gouffre, trou inutile, creux à combler.
Félicien travaille avec un vieux cheval acheté à la foire de Labastide.
Il a fabriqué un traîneau de bois, qu’il charge de pierres. Le cheval connaît le chemin. Il tire le traîneau jusqu’au trou. Félicien jette les pierres une à une dans le vide. Il jouit de leur éclatement, des échos qu’elles éveillent.
Après chaque voyage il songe secrètement que la pierre- flèche est un peu plus enfouie là en bas, sous terre. Il est
content. Il pense que son terrain ne sera pas encombré de cayrous, ces tas de pierres qui gaspillent de la place.
L’eau de la source est captive dans son bassin. La pierre- flèche est au fond du gouffre, et le gouffre se comble petit à petit. Félicien est content. Félicien ne sait pas qu’il prépare son malheur.
Félicien a également, sur le Roc Valadié, aménagé un potager, tout près de la source, là où il lui a semblé que la terre était plus riche, plus abondante. Il a entouré cette parcelle d’une murette de pierres soigneusement bâtie. Il a couronné la murette d’une rangée de pierres plates posées sur champ, un peu inclinées. Il a dressé deux dalles épaisses pour former l’entrée. Il a planté des légumes.
Une année a passé. Le vieux cheval est mort. La femme de Félicien a accouché avant le terme. Le bébé n’a pas survécu. Au Roc Valadié rien de ce qui avait été planté n’a poussé, sauf les légumes du petit enclos, près de la source. Puis la femme de Félicien est morte.
Félicien n’est pas ignorant, ni insensible. Il comprend bien que le sort s’est acharné sur lui. Il réfléchit. Il comprend que si le potager est seul à être en pleine santé c’est qu’il a su prendre soin de la source, de l’eau. Il a donc mal agi avec autre chose. Il pense aux pierres.
Félicien sait alors qu’il a mal agi avec les pierres du Roc Valadié.
Il avait trouvé la pierre-reine, la pierre-flèche. Elle lui avait indiqué le soleil levant, source des espoirs et de la vie. Et il l’a précipitée dans le gouffre. Et il a enfoui toutes les pierres du Roc Valadié dans la bouche obscure. Il sait très bien qu’il a pris plaisir à cela. Il a écouté avec satisfaction le sifflement des pierres qui montait de l’obscurité, les chocs de l’arrivée, les bruits sourds d’écroulement, d’explosions, d’entassements. Il s’est senti supérieur à ces pierres qui tombaient.
Il comprend qu’une pierre ne doit pas tomber. Les pierres sont le support de tout, de la terre et des plantes, des maisons, des bêtes et des hommes.
Elles peuvent défier le vide, dans leur verticalité naturelle. Elles peuvent se désagréger, jusqu’à n’être plus qu’un sable très fin. Et seuls alors les vents ou les eaux ont le privilège de pouvoir les emporter. Il n’y a que les cataclysmes pour faire ébouler les rochers. Félicien sait que les cataclysmes sont des manifestations incompréhensibles, voulues par les puissances mêmes qui ont créé les pierres et qui seuls peuvent les détruire. Mais lui, lui pauvre Félicien, il n’avait pas le droit de jeter le moindre caillou au fond du gouffre.
Félicien a payé et il a compris.
Félicien est devenu très maigre, ses yeux sont très grands, très brillants. Depuis deux années il travaille au Roc Valadié avec un nouveau cheval. Il a installé trois grands bois au-dessus du gouffre, qui soutiennent une poulie. Il a construit une échelle qu’il a installée jusqu’au fond de la cavité, toute peur vaincue. Tous les jours, plusieurs fois par jour, du lever du soleil à la nuit tombée, il descend l’échelle, il emplit un grand panier d’osier renforcé de lattes de bois. Il le remplit de pierres. Ce panier est fixé au bout d’une corde. Chaque fois qu’il est plein, il remonte à la surface et fait avancer le cheval, qui tire la corde. Et les pierres revoient le jour. Il faut tirer le panier à terre, il faut transporter les pierres. Il faut les édifier en murettes soigneusement appareillées.
Et Félicien édifie très soigneusement les murettes. Non pour qu’elles soient solides, car elles n’auront rien à supporter ; non pour s’assurer une gloire de bâtisseur ; aux yeux de qui ? Non plus pour clore, il n’a rien à enclore.
Tout le soin mis à l’édification des murettes est fait de respect pour les pierres, et de remords.
Il vint un jour où Félicien descendit dans le gouffre avec la joie au coeur. La veille il avait ramassé les dernières pierres. Sa grosse bougie lui avait montré, tout au fond, au pied de la paroi la plus éloignée du jour, un dernier amas de cailloux. Deux ou trois paniers tout au plus. Félicien avait les cheveux blancs. Il souriait toujours lorsqu’il descendait sous terre. Il connaissait bien le bruit de toutes les gouttes d’eau tombant dans le silence. Il parlait tout seul, aussi.
Il empile les pierres dans le panier, il accroche le panier, remonte au soleil, fait avancer le cheval, décharge le panier. Les pierres sont très petites. Il les laisse là. Il fait redescendre le panier, plonge à sa suite, le long de sa vieille échelle aux barreaux polis. Il ramasse les dernières pierres. Elles reposent
sur un sol de concrétions brunes, où scintillent des cristaux de calcite. La pierre-flèche est là. Elle est intacte. Elle brille. Elle indique la direction du levant.
Elle restera là. Félicien ne ta touchera pas. Elle était enfouie dans le sol. Et maintenant elle resplendit. Félicien approche la bougie, la pose à côté de la reine des pierres. Il crée ainsi une ombre, qui se met à palpiter selon les oscillations de la flamme.
La bougie brûlera seule, à cet endroit où Félicien a remué sa dernière peine et retrouvé son âme.
Le Roc Valadié est maintenant prospère : une série de petits champs enserrés de murettes, une vigne, l’antique potager. Tout y pousse à merveille. Félicien est un vieil homme. Sa deuxième femme, très jeune, lui a donné plusieurs enfants. L’aîné a maintenant l’âge de s’établir. C’est lui qui gardera la terre et continuera l’oustal. Ce fils ainé sait qu’il devra fournir beaucoup de travail pour que ses cultures continuent à faire l’admiration de tous.
Il sait aussi qu’il faudra entretenir les murettes du Roc Valadié. Il faudra continuer à nettoyer les parcelles où les pierres poussent après chaque labour, et les ranger une par une en cayrous plus hauts, en murettes étirées à l’infini.
Et ainsi, tant qu’il y aura quelqu’un pour s’occuper du Roc Valadié, il y aura là-haut ce réseau de murettes basses, immobiles, qui relient au ciel l’immense masse souveraine du calcaire où dorment les pierres-reines.