MISERE ET GRANDEUR PAYSANNES : Jules Delseriès...

, par Claude Vertut

MISERE ET GRANDEUR PAYSANNES : Jules Delseriès
Illustration : Jean-Louis Nespoulous
Chanter les doux échos des frissons du printemps
Aux chants des épis mûrs vibrer sa lyre
Semble bien être ici le plus doux passe-temps
S’il était bien permis de rêver et d’écrire
Aux jours pleins de labeurs d’un jeune paysan.
Si la plume pour moi restait comme l’araire
Sous ma main ferme et souple et libre en son élan...
Qu’importé ! 0 paysans fiers enfants de la Terre
Aux doux sons de ma lyre, élevons notre voixi.
Qu’il parte cet écho tout chaud de vos poitrines,
Qu’il parle et retentisse au plus profond des bois.
Du sommet des coteaux jusqu’au fond des ravines
Et clame nos malheurs, nos pensées, nos émois.
Sous ta main, paysan, les vastes champs se parent,
Les coteaux ont leurs ceps avec leurs raisins noirs.
Les troupeaux dans les bois où nos regards s’égarent
Habillent, tour à tour, et nourrissent l’humain.
L’automne et le printemps sèment ton espérance,
Fragile espoir, hélas ! souvent sans lendemain !...
Tout est beau, tout promet, un nouvel an commence.
Avril offre partout un séduisant tableau ;
Les arbres sont en fleurs, la plaine est magnifique
Etalant ses tapis d’un vert fleuri nouveau...
Une bise survient... Bise froide et cynique,
Son haleine placée a d’un seul coup brutal
Effrité ton espoir avec la jeune tige
Qui devient pantelante à son souffle glacial,
Sèche, tombe ou parfois au gré du vent voltige !...
La terre qui toujours sait cacher ses malheurs
Par de nouveaux rameaux réveille la nature
Rallume un peu nos yeux et reverdit nos coeurs
Dans les flots frissonnants d’une neuve parure.
En ces jours maintenant la grande nourricière
Etale des moissons le plus riche tableau.
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Mais un soleil de feu qui brûle la paupière
Flétrit les pauvres blés qui meurent privés d’eau.
A l’horizon parfois un nuage s’élève...
Et de crainte et d’espoir nous le regardons tous...
Le vent le pousse, il vient... Et le voilà qui crève...
Et des grêlons affreux dans un bruit de cailloux
Hachent vignes, moissons, pauvres lambeaux horribles !
Et la pluie en torrents transforme nos ruisseaux
Qui traînent des débris percés comme des cibles,
La plaine maintenant se cache sous les eaux...
Quand le soleil revient de ses clartés paisibles
D’un sourire moqueur éclairer le tableau.
Regarde, paysan, ton labeur et ton rêve
Emportés par les vents ou balloté par l’eau.
Le gel a commencé ce soir, la grêle achève...
Ainsi, toujours vivant d’un labeur incertain
Aux caprices du temps notre vie est soumise
Dans le souci constant d’un pauvre lendemain-
Nos habits sont terreux et nos mains sont calleuses,
Le travail a marqué l’empreinte de leur sort.
Comme nous n’avons pas ces paroles mielleuses
Ni ces gestes heureux, vaines fleurs du confort,
Nous restons les parias, les vieux manants, les rustres,
Les paysans enfin... qui hier comme demain
Ont procuré la vie aux obscurs, aux illustres
Dont pas un n’a vécu sans manger de son pain.
O frère paysan, que quelque mépris blesse,
Pense à ta noble tâche et fier de ton état
Tu verras sa grandeur, toi qui haï la paresse
Et tu ne voudras pas devenir apostat !
Tu vis péniblement, mais plein d’indépendance
Ton pain est simplement le fruit de ton effort.
Ah non, ne rougis pas devant quleque arrogance
D’un avili mondain qui rirait de ton sort...
Qui sait par quel trafic ou par quelle rapine
II a su prestement garnir son coffre-fort.
Ecoute du clocher cette voix argentine
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Qui te berça tout jeune et berça tes aïeux.
Dans ces mêmes vallons laisse ton âme vivre
Libre et droite et parfois regardant vers les cieux,
Vois donc, et lis surtout là-haut ce Grand Livre
Qui prise également les grands et les petits
Qui nous contemple tous, oui tous, tant que nous sommes
Riches, pauvres, manants, honorés ou proscrits
Et dans l’humanité ne connaît que des hommes !