Anthologie des poètes Quercynois contemporains Introduction : JH. Maureille

, par Claude Vertut

INTRODUCTION
JVe forte pudori
Sit tibi Musa lyrae sollers et cantor Apollo (1).
HORACE.
GEORGES DUVEAU disait volontiers que le Français n’aime pas la poésie.
Le fait est qu’il lit peu les poètes, qu’il les dédaigne et les comprend
mal. Il n’est certes pas surprenant que les poètes n’emportent pas les
suffrages de la foule ; c’est plutôt l’indifférence de l’élite cultivée qui étonne,
son insensibilité, son incompréhension. Pour beaucoup, la poésie reste un exercice
littéraire, un accident de l’adolescence. Aucun vers ne chante dans leur
mémoire d’homme : il ne leur revient sur les lèvres, par hasard, que des réminiscences
scolaires et quelles réminiscences ! Des souvenirs d’école, des jugements
tout faits, des formules stéréotypées et vaines qui ne trahissent jamais
un sentiment personnel, une adhésion intime. Les plus sensibles se satisfont
aisément d’un ronron sentimental de mauvaise qualité. Faut-il encore qu’il soit
emprisonné dans des mètres classiques et soutenu par la raison : le poète ne
peut s’égarer dans les régions trop mystérieuses du monde et de l’être, dans ces
domaines du merveilleux qui sont précisément la patrie des Muses.
Combien sont capables de lire, dans le ravissement, les plus beaux vers de
Racine ou de Verlaine, ou seulement de Francis Jammes ? Combien ont envie
de connaître le Dante ou Shakespeare ou Goethe ? Les grands Livres Poétiques
de la Bible ne les touchent point ; ils les laissent aussi insensibles que les émouvantes
réussites • des bâtisseurs de cathédrales en des siècles d’ardente foi. De
quelle foi brûlent-ils donc, ces hommes, qui acceptent d’un coeur léger les
trahisons du mauvais goût dans la sculpture et la peinture religieuses, ou la
liturgie, ou l’écriture sainte ? Prenons une Bible et cherchons le Cantique des
Cantiques, traduit à l’usage des Français pieux. Il faut conclure, avec Georges
Duveau, que le Français n’aime pas la poésie.
Cette constatation nous navrait naguère ; elle nous était intolérable. Aussi,
quand nous décidâmes en 1932-33 de faire participer une province française
à la vie politique et littéraire de notre temps, en créant à Cahors le Mât de
cocagne, nous fûmes d’accord, Georges Duveau et moi, pour donner aux poètes
une place de choix dans la revue. Notre entreprise fit scandale bien que les
poètes que nous présentions n’eussent pas d’audaces excessives. Jules Supervielle,
Jean Follain, Pierre Menanteau, Maurice Fombeure, Georges Cazenave,
Guy de la Mothe, Louis Emié... pouvaient être compris, aimés de tous. Follain
inaugura la revue par un modèle de simplicité poétique : L’Epicier.
L’épicier, époux de l’épicière,
Avec sa serpillière,
Et ses doigts de crabe laineux,
Vend des pois chiches,
A la saison pluvieuse,
Et puis ces grains de riz des Carolines,
Dents d’Andalouse,
(i) Qu’on n’aille pas rougir de la Muse adroite à manier la lyre ni d’Apollon musicien.
4 ANTHOLOGIE DES POETES QUERCYNC
Et puis la pipe en’sucre rouge,
Qui ; dans la ville où la bâtisse croît,
Transfigure
L’enfant à capuchon du crépuscule.
Ce poème, comme les suivants, surprit et fit sourire. Nous nous efforçioi
cependant de bien présenter nos poètes et de dire à nos lecteurs comment
fallait les lire. Nos lecteurs s’entêtaient dans leurs souvenirs d’école, fret
terre-à-terre, leur parti-pris. Ce que nous offrions n’était pas pour eux de 1
poésie.
Dix ans ont passé qui ont changé bien des choses dans le monde. De cruel
événements nous ont obligés à faire oraison, à chercher en nous et autour d
nous de nouvelles raisons de vivre. On accorde aujourd’hui plus de crédit au :
poètes, on est moins choqué par leurs audaces, on les suit avec plus de complaisance
dans les voies du merveilleux. En veut-on une preuve ? une seule
Le succès de Péguy. Les poètes eux-mêmes rompent avec les disciplines qu.
retenaient leur lyrisme il y a peu. Ils vont loin, trop loin dans leur zèle réformateur,
mais il ne faut pas s’en plaindre. Une renaissance suppose une rupture
des balbutiements, du désordre. Une révolution est nécessaire à la poésie, comme
elle l’est à la politique : il faut créer un homme nouveau.
Ne soyons pas surtout effrayés par les désordres de cette révolution
nécessaire. Aidons-la plutôt à fixer ses disciplines. Et, d’abord, essayons de
dissiper les malentendus.
QU’EST-CE que la poésie ?
A la vérité cette question n’est pas nouvelle et beaucoup ont
essayé d’y répondre depuis qu’il y a des poètes. Parce que leurs réponses
sont imparfaites ou différentes, certains en concluent que la poésie est indéfinissable.
Voilà le premier malentendu à dissiper.
Une définition, qui est une proposition simple et précise par laquelle on
exprime les caractères essentiels d’une chose ou d’un être, n’éclaire jamais
complètement le sujet. Est-ce qu’on est bien renseigné sur l’homme quand on
l’a défini un animal raisonnable, ou un animal religieux ? Le Français, qui a
la manie de l’idée claire, la manie de la logique, se contente trop souvent d’une
définition dans la forme aristotélicienne qui lui permet de classer une chose ou
un être. Or, il s’agit de connaître et non de classer. Le genre prochain et la
différence spécifique ne suffisent pas à la connaissance véritable. Il faut aller
plus avant dans l’intimité du sujet. Ce n’est qu’à ce prix qu’on découvre ce qu’il
est, ce qu’il comprend de clartés et de mystères.
La poésie n’échappe pas au pouvoir de l’investigation raisonnable. Tant pis
si l’on ne peut tout étreindre, tout expliquer. On peut se tenir pour satisfait
lorsqu’on a limité le domaine du mystère et qu’on l’a fait sien.
La poésie est l’art des vers.
Voilà une définition précise, simple et claire, mais qui ne dit rien. Elle n’a
même pas de verbe, ce terme de la proposition qui est le Mot par excellence, le
mot essentiel.
Le petit dictionnaire Larousse propose le verbe faire : la poésie serait l’art
de faire des vers. On peut, avec de l’habileté et de l’habitude, composer des vers
d’une métrique rigoureuse, des vers sans défaut. De toute évidence on n’est pas
poète pour cela. Le serait-on que le verbe faire n’éclairerait pas beaucoup la
définition de la poésie. Paul Valéry le sent bien qui s’applique à en compléter le
sens, à en augmenter le rôle. « Le faire, écrit-il dans son Introduction à la Poétique,
le poïein, dont je veux m’occuper, est celui qui s’achève en quelque oeuvre >
INTRODUCTION
patience et de mûrir en attendant. « Vires acquirit tacendo (1), c’est aujourd’hui
la meilleure devise. » J’ajouterai volontiers que c’est la devise de tous les
temps. Le génie est, à bien des égards, une longue patienct.
Paul Valéry en appelle au témoignage des Anciens et de nos plus illustres
auteurs :
« Les reprises d’un ouvrage, les repentirs, les ratures, et enfin les progrès
marqués par les oeuvres successives, montrent bien que la part de l’arbitraire,
de l’imprévu, de l’émotion, et même celle de l’intention actuelle n’est prépondérante
qu’en apparence. »
Dans son excellente Introduction à la Poésie Française Thierry Maulnier ne
veut pas que toute la poésie soit dans une forme insignifiante et il limite la part
du métier qu’il appelle si heureusement le travail du style. « Le travail du style,
écrit-il, n’est rien que l’opération qui consiste à charger de sens le langage. »
Ce n’est rien que cela, soit. Mais quelle part considérable !
L’homme de métier, fût-il excellent, ne peut être qu’un bon copiste, un bon
faiseur de vers, sa part personnelle dans l’oeuvre est extrêmement réduite et
d’inférieure qualité. Au-dessus de l’artisan qui manie bien l’outil, il y a l’artiste
pour qui l’outil n’est que l’instrument de sa création, et dont l’oeuvre porte la
marque d’une intervention personnelle beaucoup plus grande et incomparablement
supérieure. L’artisan est un bon ouvrier ; l’artiste est un créateur.
Mais un créateur de quoi ?
Je ne voudrais pas m’engager dans des discussions scolastiques sur la
forme. Je me bornerai à définir ma position après avoir avancé que l’artiste est
un créateur de formes et ne peut être que cela.
Phormos en grec, forma en latin, signifiaient proprement panier. La forme
est le contenant par opposition au contenu. C’est l’apparence, la manifestation
sensible d’une réalité insaisissable, esprit ou matière.
« Je pense, dit Descartes, donc je suis ». La pensée est la forme de l’être.
Les mots, par lesquels nous exprimons nos idées, nos sentiments, ne sont que
des formes secondes. C’est par les idées et les sentiments, dont nous sommes les
maîtres, que nous nous exprimons d’abord. Nous n’ajoutons rien à l’esprit, nous
ne créons pas d’autres êtres : nous nous bornons à correspondre avec eux.
Il en est de même dans le domaine naturel où la forme est l’aspect sensible
de la matière. Lavoisier a découvert que dans la Nature rien ne se perd ni rien
ne se crée : tout se transforme.
Que fait le poète considéré comme un créateur de forme ? Il exprime dans
une oeuvre son infinie richesse personnelle en même temps qu’il affirme son.
pouvoir de création ; il use des mots du langage pour se faire connaître. Recevoir
son message, c’est se reconnaître dans son oeuvre, correspondre avec son
moi le plus intime et s’enrichir de tout ce qu’il donne. La clef du problème de
la valeur morale de la poésie que pose la catharsis d’Aristote est dans cette communion
des êtres.
De plus, les formes créées enrichissent considérablement le patrimoine
spirituel des hommes. La poésie est un excellent instrument de civilisation.
« C’est pourquoi, dit Horace, la gloire et le nom de divins furent acquis aux
poètes inspirés. »
La théorie de l’art pour l’art, qui prétend exclure toute intention personnelle,
est une imposture. La poésie impersonnelle est un non-sens.
N’est-ce pas Paul Eluard lui-même qui cite André Breton ?
« Si je puis successivement faire parler par ma propre bouche l’être le
plus riche et l’être le plus pauvre du monde, l’aveugle et l’halluciné, l’être le
plus craintif et l’être le plus menaçant, comment admettrai-je que cette voix
qui est, en-définitive, seulement la mienne,, me vienne de lieux où il me faut,
avec le commun des mortels, désespérer d’avoir accès ? »
l.i) Ti acquiert des forces en se taisant.
8 ANTHOLOGIE DES POETES QUERCYNOIS
A la vérité, une oeuvre ne peut servir de message entre un être et un autre
que si l’on y découvre le créateur.
« Si le rire répond au rire sur le visage des hommes, dit Horace, les larmes
aussi y trouvent de la sympathie. Si vous voulez que je pleure, commencez par
ressentir vous-même de la douleur. »
Et Boileau :
C’eut peu d’être poète, il faut être amoureux.
Je haïs ces vains auteurs dont la -muse forcée
M’entretient de ses feux ? toujours froide et glacée ;
Qui s’afflige par art, et, fous de sens rassis,
S’érigent pour rimer en amoureux transis,
Leurs transports les plus doux ne sont que phrases vaines...
« Je m’efforce de n’oublier jamais, dit Paul Valéry, que chacun est la
mesure, des choses. »
Henri Brémond est catégorique :
« Lyrisme, mise en branle du moi profond, et poésie, cela ne fait qu’un. »
L’être, qui est au centre de toutes nos préoccupations, a plus d’un instrument
pour s’exprimer en créant des formes.
« L’art, dit Bergson, est une vision de la réalité plus profonde que celle
que nous donne notre intelligence. Il écarte l’utile, la convention, tout ce qui
masque la réalité, pour nous mettre en face de la réalité elle-même. »
Mais on n’a trop souvent retenu que l’intelligence et cette variété d’intelligence
vulgaire qu’on appelle le bon sens.
Le bon sens, dit Horace, est le principe et la source de l’art.
Et Boileau :
Tout doit tendre au bon sens.
Renan, au contraire, fait remarquer que « tout est fécond, excepté le bon
sens ».
Et il ajoute, non sans véhémence :
« Le prophète, l’apôtre, le poète des premiers âges passeraient pour des
fous au milieu de la terne médiocrité où s’est enfermée la vie humaine. Je vous
demande pourtant si ces hommes ne sont pas plus près de Dieu qu’un .bourgeois
bien positif, tout racorni au fond de sa boutique. »
L’homme conçoit, raisonne et juge ; mais il aime aussi, il hait, il souffre, il
tremble et frissonne, il a peur, il admire, il espère, il communie avec son Dieu et
avec l’esprit du monde. S’exprimer pour lui, c’est être tout cela dans une multitude
infinie de formes. Un cri le renseigne plus sûrement qu’un mot du langage
intelligible. Et la musique le transporte bien au delà du monde pensé avec
des mots. Saint Augustin ne pouvait plus réciter de prière dès qu’il entendait
de la musique religieuse. La musique devenait sa prière : elle le mettait plus
intimement en relation avec Dieu. ,
La poésie a des vertus analogues. Elle permet à l’être de s’exprimer bien
plus complètement et bien mieux qu’avec les mots du langage courant. Le poète
use de ces mots, mais il les choisit, les arrange et les charge de pouvoirs. Il faut
que l’imagerie des mots suggère, pour la recréer, la vision du poète ; que son
émotion s’épanche dans la musique des mots.
Thierry Maulnier remarque justement que « le poète usant des mots pour
dire, non pas leur sens seulement, mais au delà de leur sens, leur correspondance
incantatoire au monde qu’ils ont charge de maîtriser, on peut le définir comme
l’homme qui se sert des mots, non pas seulement selon leur sens, mais selon,
leur pouvoir. Dans les mains du poète, la prise du langage sur le monde est
magique, et non logique seulement
INTRODUCTION
Henri Brémond parle aussi de la magie du langage poétique :
« Les mots de la poésie ont une double fonction, une double vertu. Le
poète, qui est bien obligé de les employer, les prend tels qu’ils sont, il attend
d’eux le service qu’un mot "peut rendre : évoquer telle ou telle idée. Mais, tout
en les employant de la sorte... le poète imprime à ces mêmes mots une vertu
nouvelle, qui ne leur appartient pas en propre, que nulle convention ne pourrait
leur assigner. Vertu que nous appelons magique, soit pour la distinguer de
la vertu naturelle des mots, soit pour symboliser l’étrange pouvoir que, le poète
leur confère, ce pouvoir de rayonnement, de contagion, qui fait que rien qu’à
entendre ces mots, nous nous trouvons soudain, non pas seulement enrichis des
idées que ces mots transmettent, mais remués dans nos profondeurs. »
Ce pouvoir d’interpréter les choses, cette magie, est le privilège spécifique
de la poésie qui nous fait pénétrer plus avant que la raison dans le secret du
monde et des êtres, si près de leur réalité qu’on a le sentiment intime du contact,
de la possession. La poésie pure serait celle qui nous mettrait directement,
sans le secours d’aucune fable, ni d’aucun artifice littéraire, en contact avec la
réalité. J’emploie un conditionnel à dessein, car je pense comme Henri Brémond
que la poésie pure est une abstraction, qu’il n’y a rien au monde qui ne soit
que poésie.
Il faut poser ici un problème de qualité.
Il y a des poèmes qui sont bons, d’autres qui le sont moins, d’autres encore
qui sont franchement mauvais ; certains nous émeuvent et nous transportent,
d’autres nous laissent indifférents ou nous déplaisent. De quel droit pouvonsnous
ainsi juger la poésie ?
Juger, c’est comparer et choisir.
Il n’est pas difficile de juger dans la mesure où la poésie est une technique.
Les lois établissent des rapports constants entre phénomènes étrangers à l’homme,
ou ce sont des lois de définition qui ont la même valeur pour tous. Une
syllabe est longue ou brève, muette ou accentuée ; on peut aisément dire si un
vers est faux, une rime riche, une césure mal placée, un mot impropre, une
phrase sans harmonie, si un sonnet est bien construit, d’après les règles du genre.
La difficulté commence dès que l’on considère la poésie comme un art,
c’est-à-dire une technique mise en oeuvre par un homme. Un alexandrin de
onze pieds est un vers faux pour tout le monde, mais un vers plat, banal, grossièrement
tourné, un vers arène par l’emphase, n’est pas également mauvais
pour tous.
Il est toutefois assez facile de juger une oeuvre ainsi comprise en la comparant
à d’autres dont on reconnaît la perfection, en rattachant l’auteur à ses
maîtres. Le vocabulaire est plus ou moins riche, le style châtié, l’expression
heureuse, l’arrangement des mots harmonieux, le vers chargé de poésie ; l’auteur
a montré une habileté plus ou moins grande à s’exprimer, à nous émouvoir.
La difficulté s’accroît singulièrement lorsque la part de l’homme tient une
grande place dans l’oeuvre, car le jugement ne porte pas seulement sur la
chose créée ; il porte aussi sur le créateur, sur ses intentions, ses trouvailles, sa
réussite. Il faut nécessairement que l’homme qui juge se rencontre et se
mesure avec l’homme qui crée.
Une oeuvre n’est bonne que dans la mesure où le créateur s’y exprime
d’une façon assez parfaite pour que le juge s’y reconnaisse ; quand l’accord
entre les deux êtres se fait au delà des formes créées. Le langage courant traduit
bien cette idée : on dit communément que l’on aime Baudelaire ou Villon
et non que l’on aime leurs poèmes. Qu’on se rappelle Une soirée perdue et le
mot de Musset au sujet de Molière :
Est-ce assez d’admirer ?
10 ANTHOLOGIE DES POETES QUERCYNOIS
Lorsque juge et créateur n’ont pas les mêmes soucis, les mêmes désirs,
la même intelligence des êtres et des choses, la même sensibilité, la même culture,
ou la même foi, les rencontres sont difficiles, sinon impossibles, les risques
de malentendus nombreux et les malentendus graves.
Il y a des poètes trop subtils pour certains ; il en est d’autres qui expriment
des états d’âme étrangers à la foule. Il faut prendre son parti de la relativité
des jugements.
Beaucoup pensent que le poète n’intéresse qu’une minorité. C’est exact,
mais en partie seulement.
Le langage courant suffit aux besoins courants de l’homme : la poésie est
en quelque sorte un luxe. Elle ne vise pas à l’utile, qui est la seule préoccupation
d’un grand nombre. Ses débats ont lieu dans des régions où ne fréquente
pas habituellement la foule. Au fur et à mesure que la poésie s’épure, que le
poète s’exprime plus subtilement, que ses colloques avec l’Univers .et Dieu se
singularisent, son cercle d’auditeurs se restreint. Mais il serait faux de croire
que la poésie n’est réservée qu’à un petit nombre d’initiés : elle peut toucher le
plus humble des hommes, le plus fruste. Il serait également faux de croire
que la qualité de la poésie est en raison inverse du nombre de ses fervents. Il y
a un domaine où l’être se meut et s’exprime péniblement, où les rencontres entre
créateur et juge sont rares et difficiles. Cette poésie n’est pas nécessairement la
meilleure, quelles que soient la hauteur de ses vues et sa richesse verbale. Qu’on
relise- la Ballade que fit Villon à la requête de sa mère pour prier Notre Dame :
Dame du ciel, régente terrienne,
Empérière des infernaux paluz...
ou la Chanson de Barberine, de Musset :
Beau chevalier qui partez pour la
Qu’allez-vous faire
Si loin d’ici ?...
guerre,
La preuve est faite.
Kleber Haedens remarque qu’il n’a jamais entendu un ami des surréalistes
réciter des poèmes d’André Breton pour prouver leur beauté : qu’il n’a jamais
entendu dire, à brûle-pourpoint, ce qu’on est convenu d’appeler., des vers libres.
Il en conclut, avec beaucoup de prudence, il est vrai, qu’on ne joue pas impunément
avec les règles formelles et qu’il faut, selon le précepte de Chénier, sur
des pensers nouveaux faire des vers antiques.
Ces observations sont certes pertinentes, mais il faut bien se garder d’en
tirer des conclusions définitives. Je connais des admirateurs de Paul Fort qui
peuvent réciter impromptu Monsieur le Curé de Langrune-sur-Mer :
« Quand les terres labourées sont violettes de chaleur aux beaux soirs de la
•uni-automne, M. le Curé de Langrune-sur-Mer, bedon pensif et trogne rouge,
son bréviaire en main où le soleil décline, empourprant les pages sous son pouce,
M. le Curé, M. le Recteur, promène ses yeux d’absinthe douce sur la terre violette
et qui fleure... »
et des admirateurs d’Apollinaire, La Jolie Rousse :
Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines,
Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir,
II y a là des feux nouveaux, des couleurs jamais vues,
Mille phantasmes impondérables,
Auxquels il faut donner de la réalité,
Nous voulons explorer la bonté, contrée énorme où tout se tait...
INTRODUCTION 11
Evidemment, la forme régulière aide la mémoire, mais il ne s’agit pas seulement
de mémoire lorsqu’on aborde les poètes surréalistes. Ils se sont donné
pour mission de s’exprimer sans fard, dans une déconcertante spontanéité, et
d’annexer à la poésie les étranges contrées qu’ils découvrent. Leur vision du
monde leur est aussi personnelle que leur langage. Toute rencontre, avec eux,
est à peu près impossible. A peine peut-on les reconnaître ’de loin, pour les
saluer.
Le poète s’exprime avec plus ou moins de spontanéité, de sincérité, de
bonheur dans l’expression ; sa veine poétique n’est pas toujours égale.
« II semble, dit Kleber Haedens, qu’il soit obligé de passer par des zones
d’ombre où les mots, les idées et les formes restent sourds à son appel... »
Horace, lui, regrettait les imperfections de l’excellent Homère, mais il ajoutait
« qu’il est permis, dans un long travail, de se laisser surprendre par le sommeil
 ».
Il arrive aussi au lecteur, c’est-à-dire au juge, de descendre des hauteurs
du Parnasse et de goûter avec plus de liberté, plus d’abandon, une poésie
plus familière. La Muse qui a quitté le cothurne pour le brodequin n’en est pas
moins une Muse. Une Muse digne d’attention.
J’ai toujours été un peu scandalisé par ces censeurs qui frappent d’interdit
les poètes que ne soulèvent pas de grands souffles. Il ne leur est donc jamais
arrivé d’être émus par l’accordéon d’une guinguette ou le trombone d’un aveugle
au coin d’une rue ? Il me souvient d’avoir entendu un jour, à Luxembourg,
un orgue de Barbarie. Mon ami, excellent musicien, était plus ému que moi.
Et il l’était sans aucune gêne, ni fausse honte, comme je le suis moi-même
quand chante dans ma mémoire une ode funambulesque de Banville ou une
« névrose » de Rollinat. Paul Claudel peut légitimement aimer Edmond Rostand
 : sa prédilection ne prouve rien contre son bon goût.
Lorsque A. de Monzie, dans sa Pétition pour l’Histoire, veut rappeler la
ferveur populaire pour l’Empereur, lors du retour de ses cendres, il pense tout
naturellement à une chanson de Béranger :
Qu’il va lentement le navire
A qui j’ai confié mon sort !
Au rivage où mon coeur aspire,
Qu’il est lent à trouver un port !
Et on regrette avec lui que naguère aucun poète n’ait pu rééditer cette
tendre complainte au bénéfice d’une ombre filiale.
« On a transformé, dit-il, une offrande magnifique en badinage funèbre,
par étroitesse de sensibilité, par refus de grandeur. »
On peut donc trouver tout cela dans une chanson de Béranger ? Mais oui,
mais oui. J’ai entendu Mme Dussane réciter des vers de Béranger devant un
public cultivé, qui était ému aux larmes. Car voici encore une vérité qu’on a
trop perdue de vue : les vers sont faits pour être dits.
Je sens bien ce qu’a d’imparfait, pour un esprit français surtout, cette relativité
du jugement en matière de poésie. Il faudrait un critère défini, immuable,
infaillible. On a donné un nom à ce critère : le Beau. Mais qu’est-ce que le
Beau ? Je tente une définition, par jeu, car le Beau défini, il restera toujours à
l’apprécier personnellement, c’est-à-dire relativement. La Beauté est dans l’ordre
même du monde : c’est la forme de la Vérité.
Il est peut-être plus sage d’écouter les poètes eux-mêmes.
12 ANTHOLOGIE DES POETES QUERCYNOIS
NOUS avons réuni dans cette anthologie tous les poètes quercynois contemporains
de langue d’oc et de langue d’oui, actuellement vivants, que
nous avons pu .toucher. Nous avons exigé seulement qu’ils aient déjà
publié des vers.
Le florilège que nous présentons est intéressant à bien des titres. Il prouve
d’abord, j’ai hâte de le dire, qu’il y a dans nos provinces de précieuses ressources
d’intelligence et de talent. Pourquoi les a-t-on jusqu’ici si sottement
négligées ?
Il n’est bon bec que de Paris,
disait Villon. Mais c’était peur célébrer, non sans malice, les belles discoureuses
de la capitale. On a singulièrement abusé du propos en le faisant servir à d’autres
fins.
Aucun des poètes de cette anthologie n’est médiocre : certains peuvent être
comparés aux meilleurs. Je n’ai pas l’intention d’établir un palmarès. Mais il me
sera bien permis de dire que le Quercy s’enorgueillit d’avoir actuellement notre
plus grand poète de langue d’oc : Antonin Perbosc, et ce maître : Jules Cubaynes.
Ce sont des hommes comme eux qui préparent modestement, trop modestement,
et notre renaissance poétique, et notre renaissance nationale.
Car la province, cette chair vivante de la France, n’isole pas ses fils dans
la nation. Les poètes quercynois ont toutes les qualités et tous les défauts des
poètes français ; rien qu’avec eux, on pourrait faire l’histoire de la poésie française.
Certains sont restés fidèles aux disciplines classiques ; d’autres se rattachent
plus ou moins directement aux romantiques, aux symbolistes, aux décadents,
aux surréalistes ; les plus jeunes cherchent dans des formes nouvelles
une expression plus libre, plus pure, de leur sentiment poétique. Les uns et les
autres se recommandent volontiers de nos maîtres nationaux. Avec Pierre
Menanteau, on atteint à une certaine perfection dans la nouveauté. Avec Yves
Salgues, le benjamin, on rejoint l’équipe des jeunes poètes « qui peinent et se
cherchent » (1).
Les traits essentiels de leur poésie sont ceux de la poésie française, c’est-àdire
du caractère français. Nos poètes ont l’amour du vrai, le goût de la mesure,
de la sévérité, de la rigueur, de la pureté, le souci de la littérature, la pudeur
de tout sentiment profond, et cette exquise fantaisie qui donne une grâce incomparable
à notre légèreté légendaire, sur laquelle on s’est si souvent mépris.
Peuple, les peuples de la terre te disent léger,
Parce que tu es un peuple prompt...
Mais moi je t’ai pesé, dit Dieu, et je ne t’ai point trouvé léger.
O peuple inventeur de la cathédrale, je ne t’ai point trouvé léger en foi.
O peuple inventeur de la croisade, je ne t’ai point trouvé léger en charité... (2).
Nos poètes ont aussi la passion de l’universel, à leur manière, qui est originale.
Thierry Maulnier dit justement que la poésie française parcourt les grandes
routes humaines du sort, de la douleur, de la joie, à grands coups d’ailes, en
effleurant soudain de son vol, au passage, les hauts problèmes et les hauts mystères,
alors qu’elle songe le moins à les résoudre.
Nos poètes ont une grande fraîcheur de sentiment, une vigueur et une
liberté d’inspiration d’une exceptionnelle fécondité. Et cette ferveur dans l’expression
qui exalte leur lyrisme ; et ce souci de minutieuse exactitude qu’ils
poussent jusqu’au scrupule...
(1) Emile Henriot.
(2) Charles Péguy
INTRODUCTION 13
II faut peut-être faire une pla.ce à part à Ernest Lafon qui puise directement
son inspiration dans la terre quercynoise et nous l’offre en belles grappes
comme la vigne de nos coteaux ses beaux raisins dorés. Ernest Lafon se passe
de littérature ; il est un authentique poète du terroir, un authentique poète
populaire. Il s’exprime, bien entendu, en langue d’oc.
Il faut souligner à ce sujet l’excellence des poèmes en langue d’oc. L’occitan
est plus sonore, plus musical que le français, mais ces richesses ne font pas
toute la qualité de l’oeuvre : elles ajoutent seulement à la qualité de l’inspiration
qui permet aux poètes quercynois un contact plus étroit avec le monde
qu’ils appréhendent. C’est très net chez ceux qui écrivent indifféremment dans
les deux langues : leurs poèmes en oc sont incomparablement supérieurs. L’occitan
est, selon la belle expression de Gustave Lafage, langue de vie. Il y a les
paysages familiers du pays dont les poètes ont appris, depuis l’enfance, les
secrets et les mystères. Mais il y a, surtout, dans leur moi profond, tout ce que
les générations passées y ont laissé, et qui sourd dans les mots lorsqu’ils chantent
en occitan.
Voilà un argument de poids, bien inattendu, en faveur de la langue d’oc !
, Un mot encore, au sujet des prisonniers.
On retrouve dans les Oraisons de Jean-Louis Digot le pessimisme foncier
du poète, mais avec plus de maîtrise et de virilité que jadis. De la sincérité
avant toute chose : une sincérité toute nue,
Seigneur, je vous rends grâces pour ces maux et. le reste,
Laissez la solitude envahir mes passions
Avant que la nuit pâle, aux reflets d’une sainte,
Enivre mon coeur sourd a l’appel des humains.
Comme on voudrait, par-dessus tant de déchirement, lui tendre une main
fraternelle ! Digot prisonnier, reprenant une interrogation de Claudel, se
demande si le but de la vie est de vivre. La réponse n’est pas dans sa prière au
Seigneur de la bonne mort ; c’est la Genèse qui nous enseigne que Dieu, le
sixième jour, trouva bon tout ce qu’il avait fait. Le but de la vie est de vivre.
C’est ce besoin de vie qui fait éclater la colère de René Gibergues et inspire
son chant d’espérance,
Batelier,
ton étrange grandeur,
grandie par la tempête,
s’élève au-dessus des ruines moussues
pour toucher aux vraies richesses
de la terre de l’espérance
du monde- à venir ;
ce même besoin qui Justine les certitudes de paradis de Jean Marcenac, en dépit
de notre actuelle misère
Misère qui réconcilie avec l’espoir,
Misère qui réconcilie avec nous-même...
Il y a plus de sérénité peut-être dans les. Chants de l’exilé, de M. l’abbé
Sylvain Toulze, mais le même fond de tristesse, le même désir d’évasion. L’exilé
pense à son village, à sa maison, à sa famille ; il évoque les bonheurs de son
enfance paysanne avec une particulière ferveur ; il s’agenouille devant tous les
sanctuaires que la piété quercynoise a dédiés à la Vierge :
A ! quala escandilhada al cor, quand tôt acô
Z’oc poirai abrasa de mos èls !...
H ANTHOLOGIE DES POETES QUERCYNC1S
C’est encore un beau chant d’espérance.
Sylvain Toulze, comme ses camarades prisonniers, ne parle pas de sa vie
de captif. Les hommes forts ne se plaignent pas. La captivité n’est pour eux que
le temps douloureux de la méditation féconde et salutaire. Tous nous livrent
cette méditation dans des poèmes qui nous émeuvent infiniment.
Nous avons voulu, dans cette anthologie, comme jadis dans le Mât de cocagne,
préparer au lecteur des voies qui conduisent, sans trop d’accidents, au
merveilleux pays de Poésie. C’est pourquoi nous avons présenté chaque poète ;
c’est pourquoi j’ai moi-même essayé de pénétrer dans cette introduction le mystère
poétique.
Avouerai-je la vanité de notre louable dessein ?
Il ne suffît pas de comprendre ; il faut encore aimer, l’amour étant la perfection
de la connaissance.
Ecoutons donc nos poètes et remercions-les de tout coeur de nous aider à
aimer le Quercy, la France, et cette patrie française qu’est le monde de l’universel
et de l’éternel.
JH. MAUREILLE.
Canors. le 11 novembre 1942.